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LA CITE FRANCAISE - ONG
6 avril 2010

"Merveilleux Cambodge"

 

merveilleux_cambodge

Phnom Penh, avril 2008

Pour comprendre Sade, il suffit de se promener dans le tiers-monde, écrit Roland Barthes. Cette phrase, je l’avais trouvé dans un roman de Sarah Vajda, quelques minutes avant d’être encerclé par une foule vagissante de petites prostituées vietnamiennes dont la plus âgée ne devait guère dépasser les treize ans. Scène ordinaire à Phnom Penh, Cambodge. Les fillettes s’agrippaient à moi pour m’entraîner vers un bouge obscur, répétant en chœur un même refrain : « massa, miam-miam, boum-boum » – autrement dit : massage, fellation, coït. Je ne sais pas si j’ai mieux compris Sade en me promenant sur le boulevard Norodom. Je retiens simplement qu’il m’était donné la possibilité, à cet instant, d’imiter en toute impunité les pratiques sexuelles des scélérats des Cent vingt jours de Sodome.

N’importe quel noctambule le confirmera : le Cambodge, avant toute autre analyse, est ce pays où l’on peut s’envoyer une fillette pour quelques dollars. « Merveilleux Cambodge » où tout se vend, tout se brade, y compris la virginité d’un bambin.

Puis il y a les Français : nous sommes prompts, ici, à ne pas prendre la mesure de nos privilèges ; un Français peut aller là où bon lui semble dans le monde sans que personne, grosso modo, ne lui cherche des poux dans la tête. Pas de tracasseries administratives, peu de chances de se faire écharper, la certitude de pouvoir tirer sa crampe pour trois fois rien. N’oublions jamais notre chance : un citoyen français, quelque soit sa stérilité, ses turpitudes, peut prétendre à l’expatriation. Peu étonnant que les bars français de Phnom Penh regorgent d’assistés, de semi voyous corses, de sous-officiers à la retraite. Aucun d’entre eux n’est arrivé au Cambodge sur une barque de fortune ou dans un container – laissons ça aux Sénégalais ou aux Kurdes ! Pas besoin de passeurs, ils ont Air France. Ils sont en règle. Ils ne sont ni clandestins, ni même discrets. Dans les arrière-salles où ils aiment à humilier des petites Vietnamiennes vendues par leurs parents, ces Français éloquents continueront de gloser sur le souvenir du pays natal. Pour un peu, ils auraient la fibre sociale ; ils oublient que s’ils sont autorisés à parader sous les tropiques, c’est uniquement parce que l’argent s’est infiltré dans les moindres interstices du champ social. Et on les surprend, vers les deux heures du matin, à choisir leurs compagnes de la nuit comme d’autres choisissent leurs escalopes – « toi, non pas toi, toi et toi ! Allez fissa ! ». Combien de corps frêles et tannés, pénétrant à l’arrière de leur Range Rover, seront encore profanés d’ici demain ? Combien de rires gras et satisfaits pollueront les brasseries du quai Sisowath ?

Dès Roissy, on les repère. Je me souviens de ces cinq Franciliens – casquettes Nike, démarche chaloupée, sabir suburbain. Ils s’envolaient vers Pattaya, la ville aux 100 000 prostituées. Les hôtesses thaïlandaises furent les premières à constater la gourmandise de nos compatriotes. Sifflets, mains aux fesses, « qahba ! ». Le steward a bien essayé de sermonner le chef de la bande, non sans se prendre du « sale pédé » dans les gencives. Cinq Français en Thaïlande. Dieu merci, ceux-là ont épargné le Cambodge. Malheureusement, on en voit d’autres, des Français, rue de la boue à Sihanouville, rue des petites fleurs à Phnom Penh. Des expats, parlant fort ; des ratés, la morve aux lèvres.

C’est quelque chose – ça devrait être quelque chose – un Français au Cambodge. Car il y a quelque chose comme une histoire d’amour entre eux et nous. A Phnom Penh, les cigarettes de luxe portent le nom d’un mythe, Alain Delon, moins oublié là-bas qu’ici ; des médecins vous parlent avec nostalgie de leurs études à la Salpetrière, de la place de la rue de Furstenberg. Et il y a ces vieillards, jamais sortis du Cambodge, qui parlent un impeccable français d’ancien régime, délicieusement suranné. Car le bilan de la colonisation française au Cambodge - et il n’y a là aucune malice - fut globalement positif.

N’importe quel Khmer cultivé vous le confirmera : sans le protectorat français, le Cambodge aurait connu le même sort que le royaume du Champa, englouti par le déferlement vietnamien. L’Impérialiste, pour le Khmer, c’est le Vietnamien ; l’occupation française n’y est guère vue que comme un épiphénomène. Le Vietnamien, c’est le « péril jaune ». Le Khmer sait qu’il s’agrège à l’« Asie brune », l’Asie indienne (il suffit de voir l’alphabet khmer, les danses des Apsara, les yeux en amandes que les apports chinois n’ont pas bridés). L’indépendance fut une séparation à l’amiable et les Khmers savent se souvenir qu’entre « eux » et « nous », il n’y a pas de contentieux majeur. Au Cambodge, ce ne sont ni les Français, ni même les Anglais (pourtant champions du monde des malfaisances géopolitiques au vingtième siècle) qui ont plongé le pays dans la catastrophe : Les Américains, les Soviétiques, Les Chinois et les Vietnamien sont les vrais coupables, si on les cherche.

Où en est-on aujourd’hui ? Trente ans après les Khmers rouges, fini le collectivisme mao, le Cambodge a abandonné une folie pour une autre : les multinationales malaises rasent consciencieusement la forêt des hauts plateaux, bouleversant les modes de vie des tribus montagnardes ; les Vietnamiens repoussent les bornes de la frontière, sans être inquiétés par des militaires corrompus ; les congrégations évangélistes les plus hétéroclites pullulent, sans que l’on puisse savoir si la Croix les préoccupe plus que les dollars ; les mafias chinoises, à peine concurrencées par quelques généraux grimés en dictateurs locaux, rançonnent et désespèrent les entrepreneurs ; les monarchies du Golfe et les prédicateurs pakistanais rééduquent les Chams, suspectés de pratiquer un islam « dégénéré » ; sur les rives du Mékong, il y a désormais des villages entiers où les sourires ont disparu sous la burqa, où les jeunes Chams sont invités à renier la religion de ses aïeux tandis que l’imam, soudainement enrichi, roule en 4×4. Et le Parti dominant, déjà presque unique, semble se donner comme unique but l’enrichissement express de ses dirigeants – on ne sait de quoi sera fait l’avenir !

Delon by bikeEt c’est la fièvre chinoise qui atteint le Cambodge. Tout se vend, tout se brade, écrivais-je. L’agent local de la DGSE me parle d’un pauvre type qu’un promoteur sino-khmer avait convaincu d’incendier un bidonville contre une poignée de dollars – manque de chance, le feu s’étend au-delà de sa volonté, piégeant sa propre famille. On surprend tel député noceur, préférant la piscine de sa villa américaine aux villages du Mékong, être incapable de trouver sa circonscription sur une carte. On apprend que l’armée compte un officier pour deux hommes de troupe. Que les militaires n’ont aucune pudeur à vendre leurs armes aux mafias. Que chaque année, des milliers de paysans sont expropriés par des fonctionnaires capables de produire n’importe quel faux titre de propriété… Une partie de la jeunesse espère encore ; les pancartes bariolées de prétendues « High Schools » recouvrent les murs des battisses. J’ai vu l’une de ces écoles privées proposer, sans rire, une formation en « Anglish language & bussiness ».

Cette réalité, le Français en goguette ne la voit pas. Au pire, il soliloquera sur le « fatalisme des Khmers », leur désespérante naïveté. Il est tellement facile de s’improviser ethnologue à la terrasse d’un bar colonial, un verre de Chivas Regal à la main ! Il ne peut discerner le lien logique existant entre sa position de surplomb jalousement défendue, dont il jouit par tous les pores, et la pérennité de cet enfer que le sourire khmer rend si peu visible. Si l’argent est sale, ce n’est pas de sa faute ! Qu’il est triste, tellement triste, de croiser des Français qui, après cinq ans d’installation au Cambodge, ne possèdent que trente mots de khmer – et encore, à seule fin de faciliter le commerce des corps.

Certes, une telle attitude n’a rien de vraiment scandaleuse ; ou alors, c’est l’humanité qui est un scandale – et l’histoire. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de s’enfermer dans l’impasse de la repentance pour observer que les habitus hérités du modèle colonial ont la peau dure. Il suffit d’observer ces expatriés français (on me pardonnera de limiter ces observations aux seuls Français et au seul Cambodge ; nous pourrions sans doute en dire beaucoup sur les Américains, les Chinois, les Israéliens, les Britanniques, etc.), il suffit donc de scruter leur morgue, la subtilité de leur sans-gêne, leur impatience : quelque chose les persuade, ici, qu’ils sont les maîtres. Mentalité coloniale dégénérée, bourgeoise, qui n’a plus qu’un lointain rapport avec ce qui fut une aventure, une volonté, une conquête. Les mêmes, dans les rues de Tokyo, de Los Angeles ou de Paris, n’afficheraient d’ailleurs pas cette aisance qui, au Cambodge, ravine tant de visages blancs. Le Français installé aux Etats-Unis sait qu’il n’est qu’un immigrant ; le Français du Cambodge, même le plus minable, refusera de se considérer comme tel ; il se sait, se croit au-dessus du commun. Pourquoi, dès lors, se gêner? Ceux-là n’ont heureusement pas le monopole de la présence française. Le Mal jaune, Dieu merci, s’inocule parfois aux meilleurs.

Car le rapport qu’entretient le Cambodge avec une certaine esthétique française - tranchons le mot -, les vicissitudes historiques que j’évoquais plus haut, l’âme de son peuple, ont aussi opéré une séduction sur des volontés autrement plus téméraires. Contre ces habitus de fonctionnaires coloniaux, certains ont su opposer une ascèse d’explorateurs. Sur les hauteurs de Sihanoukville ou parmi les peuplades de Ratanakiri, c’est un rapport d’amour et d’élection qui lie ces quelques Français des antipodes au « Merveilleux Cambodge ». Leurs enfants, dont les veines métissées mêlent la Loire et le Mékong, sont sans doute les dépositaires d’un héritage que plus personne, ici, n’a le courage de transmettre. J’ai la faiblesse de croire que chaque Français foulant une terre étrangère engage plus que sa propre personne. Qu’on m’autorise donc à rendre hommage à cette poignée d’hommes et de femmes qui, à l’instar des Chartreux priant pour le salut du monde, rendent un peu de sa dignité à la France – du moins à l’idée qu’ils s’en font.

par Bruno Deniel-Laurent

 

 

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